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Le Canard Chantant
24 octobre 2017

Quand on faisait du business en Afrique

Dans une longue et riche histoire partagée entre les deux rives de la Méditerranée occidentale, la situation de la Compagnie royale d’Afrique apparaît très vite surprenante sinon originale. Créée en 1741, après l’échec de multiples structures qui se succèdent depuis le xvie siècle dans la gestion du commerce d’Afrique du Nord – ou de Barbarie pour reprendre la terminologie de l’époque –, en commençant par l’emblématique Compagnie du Corail, elle apparaît dans le paysage phocéen à une époque marquée tant par la dilatation des horizons commerciaux du port provençal que par l’évolution de la pensée économique vers une libéralisation des échanges. Sa longue existence, jusqu’à son remplacement 53 ans plus tard, en 1793, par l’Agence d’Afrique, dans une période et un espace marqués par de nombreux conflits, et la stabilité de ses installations dans des contrées symbolisant l’altérité par excellence font de cette structure un observatoire privilégié pour l’analyse des relations entre les deux rives et la perception des évolutions du regard et des pratiques. Cette entreprise n’a pourtant suscité que peu d’intérêt scientifique. Absente ou presque de la monumentale Histoire du commerce de Marseille publiée sous la direction de G. Rambert au milieu du xxe siècle, il faut remonter au dernier tiers du xixe siècle ou au tout début du xxe siècle pour trouver des études d’envergure consacrées à cette entreprise[1]. Il s’agissait donc, en cherchant à combler un creux historiographique, de proposer une relecture de cette histoire au prisme des évolutions historiographiques. Bien que classique aujourd’hui, une approche quantitative était incontournable pour préciser l’ampleur des échanges commerciaux. L’évolution de l’histoire du travail invitait également à redéfinir la place laissée aux acteurs de ces activités pour dépasser l’intérêt portant exclusivement jusque-là sur les principaux administrateurs de l’entreprise en cherchant à approcher individualités et parcours, réseaux et imbrications, soutiens et confrontations. Enfin, la vision de l’autre devait être envisagée à nouveaux frais. En accord avec le temps de leurs auteurs au détriment de celui des acteurs, les études de Ch. Féraud et P. Masson ont transformé l’histoire de ces relations Nord/Sud en celle d’une protocolonisation[2]. Les rapports entre les hommes de la Compagnie et les habitants des contrées fréquentées sont ainsi perçus essentiellement sous l’angle de la confrontation et de la domination. Ce n’est pas le cas ? À l’échelon individuel, il demeure délicat de se prononcer. La documentation disponible est essentiellement composée des archives officielles de l’entreprise, qui focalisent l’attention sur toutes les situations de nature à pénaliser l’activité commerciale. Il est donc naturel que les situations conflictuelles y soient surreprésentées. C’est une tendance connue des sources historiques, déjà soulignée, par exemple, par D. Valérian en ce qui concerne les sources arabes[3]. Mais il est intéressant de constater que ces conflits n’opposent pas systématiquement des groupes ou des individus définis par leur rive d’origine ou leur religion, plus supposée qu’affirmée par ailleurs. La constitution des groupes humains est fluctuante. L’établissement de La Calle, par exemple, situé sur une presqu’île d’environ 4 hectares, accueille entre 200 et 300 employés venus de la rive nord, exclusivement des hommes. Régulièrement au contact de la population locale, qu’il s’agisse de relations professionnelles ou plus personnelles – partage des temps de repos, éventuellement mis à profit pour organiser des circuits de contrebande –, les rixes ne sont pas rares. À la supposée confrontation entre la croix et le croissant au xviiie siècle, se substitue en fait, en analysant les interactions, une opposition entre intérêt personnel et intérêt collectif – entendu comme celui de la Compagnie – ou entre strates sociales, ou encore entre groupes géographiques issus de la rive nord. Lorsque l’opposition se situe entre Maures et Latins, elle apparaît encore comme illustrant ces logiques exclusives d’intéressement, conçues cette fois à l’échelon individuel. Cette logique d’intéressement est indissociable de la place de l’entreprise phocéenne au sein des régences d’Alger et de Tunis. Son existence repose sur des accords conclus avec le dey d’Alger, renouvelés à l’avènement d’un nouveau souverain, et avec le bey de Tunis pour une temporalité définie par le texte même du traité. Ils prévoient les modalités d’exercice de ce privilège commercial et les lismes ou redevance que la Compagnie doit régler annuellement à ces régences. Il n’y a donc pas de situation de domination, mais bien une concession commerciale, librement consentie en l’échange de paiement de droits dont le montant est éventuellement renégocié. Par ailleurs, le commerce des blés fait l’objet chaque année, à Alger, d’une négociation sur les quantités exportables par la Compagnie. Au-delà du volume défini, la Compagnie garde la liberté d’acheter du blé, mais au prix du marché, donc en concurrence avec les autres acheteurs potentiels. Enfin, ce n’est qu’en intéressant financièrement les autorités locales ou régionales – le bey de Constantine, le caïd de Bône ou le cheikh de La Mazoule – que la Compagnie parvient à réellement développer ses activités. Nous sommes donc très éloignés d’une situation de domination du marché, et il ne saurait être question d’y voir les germes d’une quelconque forme de colonisation.

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